Je ne l'avais pas senti venir ...

Philippe Maréchal

 

Aïe !


Je ne pus retenir ce petit cri provoqué par la douleur aiguë ressentie dans l’épaule gauche.
- Et voilà, Monsieur Servais, c’est fini ! Vous voilà prêt à sortir, « bon pour le service ! ». Avec la petite injection dans l’épaule et la prise de sang de tout à l’heure, vous êtes en ordre de « Protocole CovidStop ». Après tout ça, vous pouvez sortir de votre confinement. Votre vie va pouvoir reprendre son cours normal. C’est une bonne nouvelle, non ?
- A qui le dites-vous ? Enfin !
… mais maintenant, je suis immunisé, vraiment ?
- Pour ça, il faut encore attendre quelques jours vos résultats sanguins. Vous serez alors fixé.

Je remercie l’infirmier d’un petit signe de la main, encore un peu hésitant.
Je me retrouve là dans une situation inédite depuis 5 mois.  Resté cloîtré à la maison pendant une si longue période et me retrouver ainsi, tout bête, sur le trottoir devant le cabinet médical, comme un oisillon qui sort du nid, lancé dans l’inconnu…

Me voici enfin sur la route du boulot. Ça fait plaisir de retrouver les bonnes vieilles habitudes. Même si je suis coincé dans ce bouchon à l’entrée de la ville !
Avant, ça me faisait pester, cette allure d’escargot. Aujourd’hui je me délecte, je me surprends même à sourire béatement en voyant ce monsieur se gratter le nez sans aucune gêne, là dans la voiture de droite.
Ah, quelle joie de pénétrer dans l’ascenseur et de grimper les étages. Encore dix pas et ce seront les retrouvailles avec mon cher bureau.
J’ouvre la porte avec frénésie. Qu’est-ce que c’est que ça ? La pièce est quasi vide. Les armoires ont disparu, tout comme ces tas de vieux dossiers autrefois empilés dans le coin de la pièce ! Seule trône, au milieu, la grande table, dépouillée de tout ce qui la remplissait. Elle semble être là comme en sursis.
Je me précipite, furieux, vers le bureau du directeur. Sa porte est déjà ouverte.
- Ah, Servais, je vous attendais ! Asseyez-vous !
- Bonjour Monsieur Vanwetegem. Qu’a-t-on fait de mes affaires ? Il ne reste plus rien !
- Oui, je sais, c’est surprenant mais nous sommes tous dans la même galère, Servais.
Pour ce qui est de votre cas, comme pour la plupart de vos collègues, le Conseil a constaté que vous travailliez beaucoup mieux en télé-travail. Vos résultats sont magnifiques depuis 5 mois. Aussi, il a été décidé que, désormais, ce travail à la maison allait être la norme pour nos Services.
- Ah d’accord !? Y a-t-il des changements en ce qui concerne mon contrat ?
- Rien. Si ce n’est au niveau de votre fiche de paie. Si vous boulottez chez vous, cela vous fera moins de frais. Donc, logiquement, nous avons retiré les frais de déplacements, les assurances, les chèques repas.
- Ah !
- Et le salaire diminue aussi de 40 %. C’est normal, c’est Notre contribution collective à la nouvelle crise économique. C’est comme ça pour tout le monde. N’oubliez pas qu’on nous a catégorisés dans les « Non-essentiels ». Bon, Servais, je ne vous chasse pas, mais je dois voir aussi tous vos collègues. Ma journée n’est pas finie. Ne vous tracassez pas, ça ira. On se « Skype » ou on se « zoome » lundi pour la réunion d’équipe, vous connaissez le principe maintenant.

Assommé par ces nouvelles, je reprends le volant, sans conviction. C’est la première fois que je rentre à la maison si tôt.
A la sortie de la ville, au niveau du carrefour des 4 chaussées, j’aperçois un camion couleur kaki, et des barrières qui dirigent les voitures vers le bas côté. Un officier, qui me semble être un militaire, me fait signe de stopper mon véhicule. J’obtempère.
- Bonjour Monsieur Servais ! Non, non, ne baissez pas votre vitre, laissez-la fermée, merci !
- Bonjour Monsieur, euh… Capitaine (je reconnais ses galons).
- Quelques secondes de patience, Monsieur, je vérifie vos données, me dit-il, en faisant glisser son index sur sa tablette.
- Mais comment connaissez-vous mon nom, mon Capitaine ?
- Je sais tout de vous, Monsieur Servais. Vous n’avez plus aucun secret pour moi, vous savez !
- Mais je ne vous connais pas moi !
- L’État nous a réquisitionnés, nous, les militaires, en renfort des Services de Police débordés. Nous avons accès au Grand Fichier National et à toutes les informations concernant les citoyens. Dans les moindres détails. C’est une question de Sécurité Sanitaire et Citoyenne.
- Ah, j’ignorais.
- Vous avez été soumis au « Protocole CovidStop ». On vous a injecté une puce dans l’épaule gauche. Cela me permet de vous connaître presque mieux que vous-même. J’ai accès à tout ce qui vous concerne dès que vous êtes à moins de 3 mètres de ma tablette.
- Mais, je ne savais pas.
- Bon, sur ma tablette, je vois que vous êtes beaucoup sorti de chez vous depuis 15 jours ! Quoi ? Vous avez acheté 35 kgs de farine, 60 œufs, 24 litres de lait dans 3 magasins différents. Ce n’est pas très citoyen ! Qu’est-ce que vous comptez faire de tout ça ? Du marché noir ? Ou alors vous vous lancez dans le commerce illégal de crêpes et de gâteaux ? Vous avez pensé à ces pauvres boulangers-pâtissiers ? Vous voulez les couler définitivement ? Vous croyez que c’est le moment ?
- Non, mais …
- Et je vois aussi que vous avez refait le plein de mazout chez vous ? Vous essayez d’en profiter parce qu’il est moins cher ? On se la joue « individuel » ? On profite de la situation ? Ça va vous coûter cher tout ça, mon gars ! Voici votre amende de 350 € ! Allez, disparaissez avant que je découvre d’autres méfaits dans votre dossier…
Sans demander mon reste, je reprends la route, comme un boxeur groggy.

Arrivé à la maison, je compose fébrilement le numéro de téléphone de Serge, mon ami chirurgien.
- Allo, Serge ! Ca va ?
- Oui, ça se calme un peu ici à l’hôpital, mais mes collègues reçoivent encore des urgences Covid, on n’est pas encore revenus à la normale. Et toi, ça va ?
- Bof ! En fait, je t’appelle pour que tu m’expliques ce qu’il m’ont injecté comme puce dans le bras . J’ai suivi le « Protocole CovidStop », ce matin, comme on nous l’avait ordonné, pour la sortie du confinement.
- Je sais, ce sont les consignes.
- Oui mais je suis tombé sur les flics, euh, non, sur les militaires, qui semblent avoir accès à tout ce qui me concerne, c’est flippant !
- C’est avec ce qu’ils t’ont mis dans l’épaule, ça c’est sûr.
- J’aimerais vraiment que tu m’enlèves cette saloperie. Tu devrais pouvoir faire ça, toi qui est chirurgien, ça doit être un jeu d’enfant.
- Désolé, ce n’est pas si simple. Ce n’est pas vraiment une puce classique. C’est une puce faite de nanoparticules. Une fois dans ton organisme, elle se reproduit à l’infini. Tu en as partout dans le sang. Théoriquement, il faudrait te vider de tout ton sang et t’en réintroduire du complètement neuf. C’est techniquement impossible.
- Oups !
- Il va te falloir vivre avec ça! C’est la seule manière qu’Ils ont trouvé pour pouvoir contrôler et « éradiquer » l’incivisme des gens. C’est ce que les gens ont demandé aux autorités avec une majorité de 91% lors du Grand Référendum pour la Survie des Européens, le mois dernier.
- Bon ben salut, prends bien soin de toi ! A bientôt. Tu viendras dîner un de ces jours avec Nathalie et les enfants ?
...
Complètement déprimé, je m’affale dans le canapé, je saisis la télécommande et j’allume machinalement la télé pour savoir jusqu’où tout cela va nous mener. Je tombe sur les News. Sur les images qui défilent, on voit des files infinies de pauvres gens qui semblent écrasés par la chaleur, on voit des malades. Ils s’agglutinent devant de hauts grillages de barbelés. Partout, accrochés sur ces grillages, on voit d’immenses panneaux avec cette simple inscription « RESTEZ CHEZ VOUS ! ». En bas de l’écran, un texte nous explique qu’on est à la frontière entre la Turquie et la Grèce. Puis apparaissent les images du discours d’un commissaire européen, debout derrière un pupitre, devant le drapeau bleu étoilé : (en anglais) « Chers amis, peuples d’Afrique et du Moyen Orient, sachez que nous comprenons votre désarrois et vos souffrances, mais nous ne pouvons pas vous accueillir. Suivez ce conseil, empreint de toute notre bienveillance, RESTEZ CHEZ VOUS ! C’est cette consigne que nos concitoyens européens ont respectée et qui nous permet aujourd’hui de dépasser cette crise. Alors faites de même, restez chez vous. Vous verrez que tout ira bien pour vous dans les prochains mois... »
C’est la goutte qui fait déborder le vase. Je n’en peux plus, j’en arrive au dégoût.
Et dire que cette fin de confinement, je l’avais tellement espérée, attendue. Et ce matin c’était enfin le grand jour …

Aïe !


Cette douleur aiguë dans l’épaule me fait sortir brutalement de mon sommeil.
- Ça va, me demande Isabelle ?
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Tu t’étais endormi sur le transat, en plein soleil. Ce n’est pas sérieux.
- Je crois que c’est un taon qui vient de me piquer l’épaule.
- Attends Jacques, je vais aller te chercher du vinaigre pour faire passer ça.
- Merci, je viens de faire un horrible cauchemar !
- Ah bon ?
- Oui, incroyable, horrible. J’ai rêvé qu’un virus très contagieux était apparu en Asie, puis s’était répandu en Europe et partout ailleurs. C’était devenu une véritable pandémie, les hôpitaux étaient débordés, on n’arrivait pas à sauver tout le monde. Les autorités avaient obligé tous les gens à rester chez eux. L’économie s’était pratiquement arrêtée.
- Oh là là Jacques, tu as beaucoup trop d’imagination. Ce genre de truc, ça pourrait arriver en Afrique ou en Asie, mais pas chez nous. Tu te rends compte. Avec nos scientifiques, nos médecins, nos hôpitaux hyper-performants, nos médicaments, nos vaccins, cela serait éradiqué en une semaine…
- Tu as raison, c’est vraiment n’importe quoi. Je crois que le soleil a tapé trop fort sur mon crâne.
Nous voilà partis dans un grand éclat de rire.
- Bon alors, tu viens manger ? L’odeur des saucisses grillées ne chatouille-t-elle pas ton estomac ?
- Ah non, je n’ai rien senti. Je ne sens plus rien ! Bizarre ! ...

Philippe Maréchal
9 avril 2020