Jour d'ouverture

Eric Albert

 

Monsieur Raoul déposa un baiser sur le front de son épouse. Il la serra dans ses bras et la chaleur de leur corps enlacés leur offrit cet instant de plénitude qu’ils prenaient plaisir à partager depuis près de trente ans.

 

- Tu dois me promettre, chérie, de rester toute la journée à la maison. Tu attends que je revienne, d’accord ? Tu ne sors pas.

 

Madame Germaine acquiesça. Elle planta son regard dans les yeux de son époux et le sourire qu’elle arborait engageait à la confiance la plus totale.

 

- D’accord. J’ai tout ce qu’il me faut. Je compte te préparer cette fameuse recette de couscous que j’ai retrouvée dans mon vieux livre de recettes. De ton côté, promets-moi d’être prudent et de m’appeler en cas de pépin. Tu as bien ton téléphone avec toi ?

 

- Oui Capitaine, dit Monsieur Raoul en tapotant la poche arrière gauche de son jean.

 

- Tu as ton carnet et ta liste ? De quoi écrire ?

 

- Absolument, Commandante, près du coeur.

 

- La glacière, ta chaise pliante...Oui, ça je les vois.

 

- On ne peut rien vous cacher, meine obersturmführer .

 

Monsieur Raoul ouvrit la porte de l’appartement, gratifiant sa femme du clin d’oeil enjôleur qui l’avait fait craquer dès leurs premières rencontres, et gagna l’ascenseur.

 

- Oh chéri, tu n’as pas oublié ta crème solaire ? Tu as tendance à rougir au soleil, tu le sais.

 

- Non, ma Générale! Je m’en suis tartiné ce matin et notre étreinte a du t’en laisser plein les joues et le cou.

 

Passant la main sur son visage, Madame Germaine constata en effet la pellicule grasse.

 

- Vers quelle heure rentreras-tu ?

 

- Oh, c’est un jour spécial, aujourd’hui. Le jour de la grande réouverture des écoles, des magasins, des transports en commun et des fast-foods ! J’aurais peut-être un peu de retard. Disons, vers...20h au plus tard.

 

Un nouveau sourire ponctua la réponse de la femme : « mais bien sûr, au son du clairon ! »

 

La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur une cabine vide, Monsieur Raoul y entra. Il eut le temps de mimer quelques baisers volants avant que le panneau ne se referme.

 

Il soupira. Puis poussa sur le bouton « RF ».

 

L’ascenseur commença son ascension vers le toit.

 

 

 

Monsieur Raoul et son épouse Germaine habitaient depuis cinq ans dans l’une des tours jumelles du centre-ville ; Oh, rien de commun avec le défunt WTC de New-York ! Il s’agissait en fait de deux immeubles de neuf étages abritant chacun vingt logis, érigés dans un parc résidentiel arboré privé. Protégés par de hautes barrières en fer forgé doublées d’une haie quatre saisons, les édifices avaient très vite fait la joie de travailleurs dans la force de l’âge ou de jeunes retraités. Vivre dans le parc aux tours jumelles représentait une garantie de bien-être et de sécurité. Les différents résidents ne communiquaient pas outre mesure, ils affichaient plutôt un respect mutuel auréolé d’une discrétion et d’un recul assumé. Raoul et Germaine s’étaient sentis immédiatement à l’aise dans leur quatre pièces. Ils avaient accueillis le lockdown avec sérénité, tant leur vie était déjà empreinte de calme et de raison, en toutes circonstances.

 

Jusque là.

 

 

 

Depuis le premier jour du confinement, un habitant de l’immeuble en face de celui où habitaient Raoul et Germaine avait pris l’habitude de sonner du clairon chaque soir à vingt heures précises. Il variait ses prestations selon son envie ou selon les demandes qu’il recevait sur Messenger. Raoul lui avait demandé il y a quelques semaines de jouer l’air du « Livre de la jungle » et Monsieur Pascal – puisque tel était son nom – s’était prêté au jeu d’admirable façon.

 

Il en faut peu pour être heureux.C’était bien le message de cette chanson. Monsieur Raoul en avait fait sa philosophie de vie depuis sa sortie de l’école secondaire option menuiserie – un siècle auparavant - qui ne lui avait offert que quelques boulots incertains durant les premières années. Au fil du temps, il avait gagné en assurance et en expérience et avait fini par ouvrir sa petite entreprise d’ébénisterie. Sans être mirobolants, les revenus de sa société avaient permis au couple de vivre décemment, année après année, jusqu’à la fermeture de la boutique et leur emménagement dans ce petit studio coquet du centre ville.

 

La retraite avait isolé quelque peu le couple – ils n’étaient de toute façon pas trop friands des mondanités et limitaient les contacts sociaux au maximum. Un équilibre satisfaisant de vie ponctuait désormais leur existence quotidienne, leur donnant ce cachet social recherché de « gens sans histoires ».

 

Parfois, la routine est salutaire.

 

 

 

L’ascenseur s’immobilisa, un degré au-dessus du dernier étage. La porte s’ouvrit en grinçant. Le toit était une large surface plate, percé de quelques tuyaux prévus pour l’aération. Une petite cabine pour l’électricité en occupait le centre. Le soleil du matin miroitait déjà sur les différents revêtements . Bientôt, le toit exhalerait des ondes de plus en plus chaudes. « Jusqu’à trente degrés en ce lundi 18 mai » prévoyait la météo, et cela n’était pas pour déplaire à Monsieur Raoul.

 

La perspective de passer une nouvelle journée sur ce toit surchauffé constituait pour Monsieur Raoul un programme somme toute idéal. La solitude n’avait jamais été un écueil – il avait été son seul employé durant plus de dix ans ! - et l’expérience tirée de la cohabitation avec ses semblables lui avait inculqué une autre conduite de vie qui professait qu’il valait mieux être seul que mal accompagné.

 

Monsieur Raoul nourrissait une antipathie affirmée pour l’Homme. Il n’y pouvait rien, son parcours l’avait à maintes reprises mis en présence de personnes peu amènes, désagréables, revêches.

 

Déjà à l’école primaire, où ses lunettes épaisses n’étaient pas au goût de ses copains. Il avait appris le sens du mot « quolibet » très rapidement s’en était accommodé par la force des choses. En fin de primaire, c’est un appareil dentaire qui lui avait rendu la vie difficile. Puis, en secondaire, un acné envahissant doublé d’une légère obésité avaient retardé de quelques années sa découverte du sexe opposé, au grand dam de nombre de ses copains qui s’étaient trouvé des occupations exclusives. Durant sa carrière professionnelle, nombreux avaient été les clients qui avaient tenté de lui extorquer des remises supplémentaires, quand ils n’exprimaient pas des réserves sur la qualité du travail effectué ou les matières premières utilisées, la teinte de couleurs qui différait de celle prévue par devis. Combien de fois était-il rentré chez lui, une boule de colère dans la gorge, maudissant Monsieur Untel pour son manque de communication ou Madame Unetelle pour ses incessantes modifications de projet ?,…

 

Madame Germaine possédait ce talent rare de pouvoir réconforter son mari et trouvait toujours les bons mots – ou les bons gestes – pour l’apaiser et lui redonner une nouvelle raison de se lever le lendemain.

 

Malgré tout, au fond de lui, Monsieur Raoul avait nourri une rancoeur tenace envers le genre humain.

 

La période de confinement avait encore davantage ancré son aversion. Alors que des voix s’élevaient à travers le monde pour réclamer plus d’humanité, de solidarité, d’unité face à l’épreuve du coronavirus, alors que le mot d’ordre de rester chez soi était matraqué partout, jusqu’à donner la nausée, Monsieur Raoul avait remarqué le haut degré de pusillanimité de ses semblables. Dès les premiers jours, rien qu’en observant son entourage immédiat, il avait relevé un nombre incalculable de comportements inadéquats. Au bout de la première semaine, il avait entamé, dans un petit carnet qu’il avait retrouvé au fond d’un tiroir, le relevé de ces attitudes, notant le nom des contrevenants ainsi que la date et l’heure de leurs exactions. Pas pour s’en servir d’une quelconque façon, pas pour rendre compte à la police (qui, au mieux, n’en aurait quand même eu rien à « kicquer ») mais pour servir de témoignage personnel. Tenir ce journal d’instantanés en période d’enfermement serait comme une pierre minuscule à l’édifice de l’histoire locale, qui, à la faveur de ce mystérieux virus issu d’un mix biologique entre la chauve-souris et le pangolin, quelque part sur un marché chinois, avait acquis une dimension internationale. Six milliards d’hommes et de femmes vivaient dans l’angoisse de choper la mort, rien qu’en allant chercher du pain. Cette pandémie touchait à l’infime autant qu’à l’intime et seule la voix des calfeutrés était en mesure d’exprimer les conditions de vie du peuple. Monsieur Raoul s’était donc investi d’une mission d’utilité, voire de salubrité publique. Mais pour rien au monde il n’aurait voulu endosser l’uniforme du justicier, ou du simple lanceur d’alerte. La seule fois où il avait tenu à réagir, et donc à appeler la police, c’était la nuit où, vers une heure du matin, les cris d’un couple habitant l’immeuble d’en face qui s’engueulaient sur le trottoir l’avaient réveillé. Lui faisait vrombir le moteur de sa BM d’où sourdait une musique techno à fort volume, elle exigeait la restitution de la clé lui permettant d’entrer dans l’immeuble. A un moment de la dispute, l’homme avait balancé quelques tatanes au visage de sa compagne. Ce qui avait fait déborder le vase et provoqué l’ire incontrôlable de Monsieur Raoul. Les flics avaient bien rappliqué mais la situation s’était calmée d’elle-même. Le lendemain, Monsieur Raoul avait surpris ce même couple en train de s’embrasser à pleine bouche sur le balcon de leur demeure. Allez comprendre !

 

Chaque autre jour lui avait donné l’occasion de noircir les pages de son carnet. Sans effort, rien qu’en regardant autour de lui. Mais il craignait, au plus profond de lui, d’attirer l’attention des gens qu’il prenait plaisir à surprendre dans leurs exactions.

 

Un soir, dix jours après le début du confinement, il avait décidé d’aller écouter le trompettiste de l’immeuble d’en face sur le toit de son immeuble. Une idée comme une autre, à laquelle jamais il n’aurait pensé en situation normale. En débouchant sur la plateforme, ce soir-là, il avait débusqué un groupe d’une dizaine de jeunes, buvant, fumant, braillant, en mépris total des règles énoncées par la Grande Sophie. Il les avait fait décamper, tonnant de sa grosse voix et ils avaient déguerpis sans demander leur reste. De simples gamins en quête d’adrénaline, presque des innocents, mais néanmoins en position litigieuse qu’il convenait de souligner de façon drastique afin d’en éviter la récidive.

 

Car en bon petit soldat somme toute patriote, Monsieur Raoul mettait un point d’honneur à respecter les contraintes aux libertés suscitées par la pandémie. Il avait fait l’armée, lui, il avait appris à obéir aux ordres de ses supérieurs – même si elles lui semblaient absurdes. L’obéissance et la discipline étaient les mamelles de l’ordre public, non ?

 

En bon sergent, il avait organisé la vie de confinement selon une logique patriarcale : en d’autres mots, il s’occupait de tout. Et protégeait Germaine de la moindre affliction provoquée par l’enfermement. Une fois par semaine, il se chargeait des courses en laissant le soin à sa femme de concocter les menus à sa guise, histoire d’égayer ses séances de cuisine. Il était bien conscient de contraindre son aimée à l’isolement mais pour rien au monde il n’aurait voulu la soumettre à la sortie dans le monde actuel, un monde déprimant, angoissant, presque désert. Il ne pouvait se résoudre à l’obliger à faire la file à un mètre cinquante de son prédécesseur et de son suiveur, subissant les regards au mieux amorphes ou en tout cas suspicieux. « Si elle porte un masque, est-ce parce qu’elle est malade ? Et pourquoi sort-elle de chez elle alors ? ». Il avait hérité son côté protecteur de sa mère, qui l’avait souvent défendu contre les affres de la vie et, se sentant investi d’un devoir séculaire, il ne ressentait aucune pression, aucune frustration à endosser les responsabilités, quelles qu’elles soient. Il tenait à baliser un sentier de bien-être, de sécurité et de confiance pour son épouse. Celle-ci, tout en appréciant les commodités de ce service clé sur porte, nourrissait parfois des envies d’ailleurs, une propension à réveiller l’esprit rebelle qu’elle cachait si bien. Mais elle savait qu’agir de la sorte serait se soumettre aux foudres de l’homme qu’elle aimait – le seul qu’elle ait jamais aimé – et que cela n’en valait pas la peine. Elle occupait ses journées à la lecture, à regarder ses séries et les jeux à la télévision, à la cuisine, à la couture (elle avait confectionné deux bonnes dizaines de masques en tissu, munis d’une poche pour y glisser un filtre adéquat ; elle avait été heureuse que ses voisines du haut, Rachel et du bas, Corinne, les utilisent lors de leurs sorties essentielles). Rétive à tout appareil technologique, elle n’utilisait pas le smartphone ni le PC, se privant ainsi d’un canal de communication précieux mais, non, elle préférait l’envoi de lettres à ses proches, un coup de fil, parfois. Elle aurait déclaré à quiconque lui poserait la question qu’elle supportait plutôt bien le confinement, qu’elle en tirait même de réelles satisfactions.

 

Douce Germaine, toujours calme, posée, mais lucide sur sa situation.

 

 

 

Les premiers signes d’activité ne se firent pas attendre. Il était à peine 8h30 et, de son poste d’observation, Monsieur Raoul avait déjà pu regarder le manège des premiers automobilistes. Ceux qui s’étaient rendus à leur travail – ou qui avaient emmené leurs enfants, hurlants pour la plupart, à la crèche ou à l’école - avaient déjà évacué le trafic. Ceux que Monsieur Raoul relevaient, c’étaient les candidats à la consommation à nouveau permise. Quatre voitures sortirent du parking de son immeuble, rejoignant un flux presque incessant sur l’avenue, trois cents mètres plus loin. Le motocycliste du deuxième étage – il devait avoir moins de vingt ans et vivait encore avec ses parents– coutumier du non-respect du confinement (sa machine blanche avait sillonné les routes voisines, plusieurs dizaines de fois par jour, pour le simple plaisir de faire du bruit – et d’emmerder les riverains - ) était aussi au rendez-vous. Quelques piétons, le masque recouvrant la bouche et le nez, enfilaient la rue vers le centre commercial.

 

La vie reprenait mais cela ne disait rien qui vaille à Monsieur Raoul. Fidèle à sa conception de l’être humain, il redoutait ce jour d’ouverture. Il savait qu’après huit semaines de confinement plus ou moins respecté, les gens allaient pour la plupart se ruer dehors pour retrouver leurs habitudes de consommateurs, faisant fi au cours de la journée des mesures de protection les plus élémentaires. La Grande Sophie avait voulu bien faire, autrement dit soigner son image et augmenter son attrait électoral, en ouvrant un peu les vannes. Mais elle faisait preuve d’une naïveté étonnante – à moins qu’elle n’ait eu conscience de la vacuité de ses propos – en confiant les rênes du déconfinement au civisme et à la responsabilité des citoyens. Loin des préoccupations et des attentes réelles des gens, à mille lieues de pouvoir imaginer concrètement la vie et les ressentis d’un individu gagnant en moyenne 2000 euros par mois, les politiques semblaient penser vivre dans un monde de Bisounours, avec une population attentive à tous leurs diktats. Complète fumisterie. Monsieur Raoul était persuadé que le citoyen lambda se définissait comme un être compulsif, égoïste et « je m’en foutiste », englué dans ses certitudes et ses envies à assouvir, là et tout de suite. Qui devait se gausser devant les décisions des autorités, quelles qu’elle soient, et considérer que les lois et les règlements n’étaient pas faits pour lui, que le jeu suprême consistait à les détourner, les esquiver, en prendre le contrepied. Dans le même ordre d’idée, le specimen devait considérer que le Covid ne s’en prendrait jamais à lui, comme s’il était naturellement immunisé.

 

Ce qu’il observait en ce moment ne faisait que confirmer ses pensées. Les voitures étaient de plus en plus nombreuses autour du parc et sur l’avenue. Les coups de klaxon résonnaient, tonitruaient, expression limpide du manque d’empathie, de sens commun et de respect les uns pour les autres. Sur les trottoirs, les passants se bousculaient, se haranguaient, pressés sans vraiment savoir pourquoi, poussés par le besoin d’acheter, d’acquérir avant les autres, parce que c’était leur putain de droit, bordel, après avoir été plus ou moins enfermés contre leur gré. Là, deux femmes entrèrent en collision, leurs regards vissés sur leur portable et s’invectivèrent, trop contentes de laisser éclater la soupape.

 

Afin de pendre conscience de l’ampleur des événements qui se déroulaient à ses pieds, Monsieur Raoul déplaçait son attirail, contre la course du soleil pour ne pas l’avoir dans les yeux. Il avait l’impression que toutes ces personnes qui s’agitaient en bas convergeaient en fait vers lui, le recherchaient. Mais aucune ne levait jamais la tête, aucune n’aurait pu le voir et comprendre sa compulsion. Il en retirait un sentiment de plénitude, voire de toute-puissance.

 

Cela lui donnait soif. Il extirpa de la glacière une cannette de Jupiler de 50 cl et la but en trois longues gorgées qui lui glacèrent le gosier et lui embrasèrent l’estomac.

 

Il était 9h50.

 

 

 

« Des fourmis »...Une procession de fourmis lancée vers un but commun ! Monsieur Raoul ne se lassait pas de ce ballet incessant. Il était comme obnubilé par le spectacle qui se déroulait en contrebas. Il percevait quelques cris – étouffés par les masques – quelques rires aussi mais ces manifestations humaines étaient couvertes par le bourdonnement lancinant du trafic sur l’avenue et, plus loin encore, sur l’autoroute. S’il avait bien anticipé l’engouement des gens pour la réouverture, Monsieur Raoul devait reconnaître que la réalité dépassait l’ampleur de ses projections. En-dehors du confinement, le bruit ambiant était bien présent – on était au centre-ville, après tout – mais le tumulte urbain de ce matin avait une saveur particulière, comme un parfum chargé de gaz brûlés mais aussi de menace latente. L’atmosphère n’était pas propice au partage, plutôt à l’affrontement.

 

« L’enfer, c’est les autres ! ». Et nous sommes tous l’autre de quelqu’un. Monsieur Raoul, en vieux fan du groupe Depeche Mode, trouvait dans les paroles de la chanson « People are people » une résonance à ses convictions profondes : « C’est stupide, tu me hais mais je n’ai rien fait de mal. Je ne t’ai même jamais rencontré donc, que pourrais-je t’avoir bien fait ? » 1. Depuis la nuit des temps, l’homme avait été un loup pour l’homme et ce n’est pas le déconfinement qui risquait d’arranger les choses !

 

Monsieur Raoul finit sa deuxième bière au moment où la radio, qu’il avait branché sur son portable, dévoilait les chiffres du jour : « 47 nouvelles hospitalisations, 54 décès mais surtout plus de 200 sorties d’hôpital ». Ces données encourageantes n’allaient pas tarir le flot des déplacements dans l’après-midi !

 

Vers midi, un curieux phénomène attira l’attention du retraité. Un embouteillage s’était formé sur l’autoroute, pas à cause d’un accident mais plutôt d’une étrange transhumance vers un même lieu : un restaurant Macdonald’s en bordure des quatre voies rapides. La file des affamés avait outrepassé l’espace disponible depuis la sortie d’autoroute jusqu’aux caisses du Drive-In. Grâce à la fonction zoom de l’appareil photo de son smartphone, Monsieur Raoul pouvait discerner les comportements nerveux des individus dans leurs véhicules, leurs coups de klaxon appuyés, les gestes sans équivoque adressés par les fenêtres. Il ne parvenait pas à comprendre le besoin de ces centaines de personnes prêtes à s’écharper pour un bout de mauvais bœuf et de frites ultra grasses. Le fast-food était-il vraiment devenu la Madeleine de Proust des sociétaires modernes ? Il se gaussa devant tant d’ineptie, eut une pensée courroucée pour tous ces délicieux restaurants qui servaient une nourriture délicate et raffinée et qui, eux, devaient rester fermés, considéra qu’il était temps de déjeuner et déballa les sandwichs que Germaine lui avait préparé. Il les fit passer avec deux autres bières. La digestion, le soleil et le taux d’alcoolémie qui lui gangrenait le sang eurent raison de sa vigilance. Il s’assit au centre du toit, s’extrayant à sa vigilance et se laissa aller à la somnolence.

 

 

 

C’est le bruit d’un hélicoptère qui le tira de sa rêverie. Il était un peu plus de 14h. L’oiseau de fer parcourait le voisinage, d’Est en Ouest, à une altitude relativement basse. Monsieur Raoul comprit qu’il s’agissait d’une opération médiatique. Le logo RTL-Info flanquait les côtés de l’appareil, la silhouette d’un cameraman semblait accrochée à la porte ouverte de la cabine, dans un équilibre précaire. Lorsque le vrombissement des hélices et du moteur s’était estompé, Monsieur Raoul avait perçu le brouhaha de la rue. Il y avait des klaxons, beaucoup de klaxons mais surtout des cris. Des cris de peur, à n’en pas douter, des cris de révolte, à coup sûr. S’approchant du bord de la plateforme, Monsieur Raoul écarquilla les yeux. Plusieurs dizaines d’individus foulaient le pavé en grand désordre. Ils semblaient fuir une menace pour l’instant invisible. Certains fendaient la foule, bousculant leurs voisins sans aucune retenue, des femmes, sachets de courses aux couleurs de leurs enseignes préférées plaqués sur leur poitrine, tentaient de s’écarter en piaillant. Monsieur Raoul aperçut même deux ou trois corps effondrés, prostrés.

 

Le pire était-il donc survenu ? Le scénario catastrophe que Monsieur Raoul avait craint à partir du moment où le Gouvernement avait annoncé le déconfinement ? La preuve empirique qu’il était absurde de faire confiance au sens des responsabilités des citoyens ? Le signal de départ de la deuxième vague de contamination ?

 

Le seul moyen d’en avoir le coeur net était de s’informer ! Il brancha l’application « alertes Infos » sur son Gsm et put se confronter à ses pires hypothèses : la réouverture des écoles et des commerces avait entraîné une fuite en avant de toutes les personnes pour qui le confinement avait représenté l’épreuve de leur vie. A en croire le journaliste alarmé qui s’exprimait, le phénomène était observé dans toutes les villes du pays, au grand désarroi des forces de l’ordre. Certains gouverneurs envisageaient d’appeler l’armée à la rescousse mais la puissance de la vague humaine semblait inextinguible. « Plus que jamais, proclamait le journaliste, restez chez vous, ne sortez pas ! ». Afin de juguler la cohue, les commerçants les plus raisonnables avaient baissé leurs volets, mais il restait bon nombre d’indépendants indécrottables, bien trop contents de pouvoir enfin refaire des affaires, de renflouer quelque peu leurs comptes à sec. Quant aux galeries, citadelles du consumérisme, il avait été impossible d’en barrer l’accès. On ne comptait plus les vitrines éclatées, les portes forcées, le pillage organisé. La Première Ministre avait prévu de s’exprimer sans délai afin de réclamer l’ordre et elle arguait qu’elle n’hésiterait pas à utiliser les pouvoirs spéciaux dont son gouvernement avait été investi.

 

Monsieur Raoul était catastrophé. Son angoisse empira davantage lorsque les infos relayèrent le même genre de tumulte en divers points du globe, de Calcutta à Perth. Le monde entier était désormais voué à une fièvre planétaire encore plus destructrice que le virus à l’origine de la pandémie.

 

Se recentrant sur le moment présent, Monsieur Raoul inspira de grandes goulées d’air. Il était chaud, brûlant en pénétrant dans son corps et il exhalait une saveur...une saveur inquiétante. Celle du feu. En tournant le torse vers l’autoroute, au loin, il découvrit que le MacDo pris d’assaut depuis l’heure du déjeuner, était en flammes. L’hélicoptère survolait le désastre – la chaîne de télé tenait là les images idéales pour l’ouverture de son « 19 heures » et, si les voitures avaient déserté les lieux, la congestion sur l’autoroute avait empiré en un embrouillamini inextricable. Le trafic était à l’arrêt, rendant impossible la progression des services de sécurité publique, pompiers comme ambulanciers.

 

« C’est l’enfer sur terre ! » conclut le retraité. Il ressentit soudain le besoin impérieux de quitter les lieux, de rejoindre la sécurité de son quatre pièces, six étages plus bas, de prendre son épouse dans les bras et de fermer les volets jusqu’au lendemain. Il ramassa à la hâte tout son matériel – les cannettes vides replacées au fond de la glacière – et se dirigea vers l’ascenseur.

 

Mais une série de cris, de hurlements, venant non de l’extérieur du parc mais du pied même de son immeuble l’arrêtèrent net. Il se pencha par-dessus le rebord et aperçut quatre jeunes gens éméchés – dont le motard tonitruant - qui échangeaient des paroles enthousiastes, ponctuées de ricanements hautains. Ils s’amusaient de la situation, se moquaient des pauvres gens malmenés dans les rues, mimaient des pleurs ou des expressions hystériques.

 

« Mauvaise graine typique » pensa Monsieur Raoul. Il se retira, sentit un glissement au niveau de sa poche de chemise. Son carnet noir virevolta dans l’air, comme un jeune oiseau en apprentissage de vol, et tomba juste aux pieds des adolescents.

 

Le motocycliste s’en saisit, perplexe, levant le regard vers le haut. Monsieur Raoul n’était plus visible. Il était assis, tétanisé. Conscient de l’absurdité du moment. Le fait que le relevé de ses petits secrets, recueillis au fil des jours, soit passé en quelques secondes de la poche de sa chemise aux mains d’un des principaux protagonistes de ses témoignages l’emplissait d’une peur panique. Car qui sait comment réagirait le jeune homme lorsqu’il se rendrait compte que quelqu’un avait pris plaisir à noter dans un petit carnet ses déplacements coupables ? Connaissait-il d’autres personnes identifiées dans ces pages comme de vulgaires inciviques ? Le type qui avait tabassé sa femme ? Le couple qui avait reçu ses nombreux amis à trois reprises ? Qui d’autre ? Et si le jeune homme alertait ces quidams et les convainquait de demander des explications, de se lancer dans une sorte d’expédition punitive en guise de dédommagement ?

 

« Mon dieu, qu’ai-je fait ? » se morigéna le sexagénaire qui avait repris la progression vers ses quartiers, la peur au ventre. Ce n’est qu’une fois dans la cage de l’ascenseur qu’il prit conscience d’un élément qui parvint à le rasséréner : son nom ne figurait nulle part dans ce carnet. Son anonymat était préservé. Et comme personne d’autre que sa femme ne connaissait son habitude de flâner sur le toit, il jouissait d’une totale impunité.

 

L’ascenseur s’immobilisa à l’étage au-dessus du sien. Les portes s’ouvrirent, livrant passage à un homme d’une quarantaine d’années, plus musclé qu’obèse, chauve autant qu’on puisse l’être.

 

- Salut Raoul » dit-il, un sourire narquois et qui trahissait l’auto-suffisance sur les lèvres.

 

- ‘Jour, Paul »

 

- Eh, t’as vu le bordel dehors ! Faut être con pour sortir aujourd’hui. Qu’est-ce qui peut y avoir de si urgent à acheter que ça ne puisse pas attendre quelques jours ? Les gens sont cons, c’est pas croyable ! »

 

Paul était fonctionnaire dans l’Administration publique. Depuis le premier jour du confinement, grâce à la complicité d’un médecin complaisant, il avait prétexté une crise de Ménière récurrente pour s’absenter du boulot. Chaque prolongement de période de fermeture avait donné lieu à un nouveau certificat. Non que Paul nourrissait une peur psychotique de la pandémie, il était plutôt du genre à vouloir tout tenter pour tirer au flanc et s’offrir une disponibilité pour faire ce que bon lui semblait, c’est-à-dire, en un mot : rien. Un flemmard, un profiteur. Le type de gars que Monsieur Raoul avait en horreur ! Après avoir sucé son employeur durant tout le premier mois, sans se soucier une seconde des collègues qui poursuivaient tant bien que mal le travail, il suçait à présent la sécurité sociale qui lui versait des indemnités. Le degré zéro de l’implication sociale, quoi.

 

Aussi Monsieur Raoul ne répondit-il pas. Il attendit d’avoir atteint son palier et sortit de l’ascenseur en bougonnant un bonsoir évasif.

 

Il ouvrit la porte de son appartement, abandonna son attirail dans le hall et souffla, satisfait d’avoir retrouvé son havre de paix.

 

Mais seul le silence l’accueillit. Aucun son n’émanant de la télévision, aucune odeur de cuisine, pas même le frottement si caractéristique des pas de Germaine sur le linoleum.

 

- Germaine ? »

 

Rien.

 

Le salon était vide. La cuisine était vide. La chambre était vide. Pris d’un horrible doute, Monsieur Raoul ouvrit la porte du cabinet de toilette, quitte à tomber sur un spectacle peu ragoutant. Mais le petit local était vide lui aussi.

 

Germaine était donc sortie. Malgré les recommandations de son époux. Malgré les dangers ambiants des rues. Mais pourquoi ? Monsieur Raoul se souvint des paroles de sa femme, elle voulait lui préparer le couscous de son livre de recettes. Lui aurait-il manqué un ingrédient ?

 

Retournant à la cuisine, il avisa sur la table un post-it. Il s’en empara et ce qu’il y lut le pétrifia : « plus de bières ».

 

En effet, il avait vidé le frigo de son précieux breuvage le matin avant son départ. En bonne épouse, Germaine avait tenu à regarnir le stock, pensant que son homme serait très heureux de pouvoir s’envoyer une bonne bière glacée après avoir passé la journée sur le toit surchauffé.

 

Bon sang…

 

Monsieur Raoul sentit monter en lui un sentiment de colère mêlé de culpabilité. L’amour qu’il vouait à sa femme aurait raison de la première, quant à la deuxième, il lui faudrait travailler sur lui-même et espérer un épilogue heureux pour s’en débarrasser.

 

Saisissant son téléphone, il composa le numéro de son épouse. Mais le vieux portable – un Nokia 3210 – fit entendre sa sonnerie caractéristique depuis la cuisine…

 

Incorrigible Germaine ! pesta le sexagénaire dont le sang, en montant à la tête, lui donnait un teint rougeaud.

 

Que faire ? Attendre était hors de question. Sortir pouvait se révéler encore plus problématique. Par la fenêtre, Monsieur Raoul scruta les alentours. La masse populaire s’était un peu estompée. Sur l’avenue, la circulation apparaissait plus fluide, quoique toujours nerveuse.

 

Il resta là, immobile, à l’exception de son pied gauche qui battait une mesure impromptue. Sa respiration était rapide mais régulière. Des idées noires parasitaient ses pensées. Et si elle avait chuté ? Si quelqu’un l’avait volée, violentée ? Si elle avait été incapable de faire face à la pression, à la peur et qu’elle avait fait un malaise ?

 

Où es-tu ?

 

L’attente fut aussi longue qu’incertaine. Aurait-elle duré plusieurs heures que Monsieur Raoul ne s’en serait pas rendu compte.

 

...Là ! Au bout de la rue, dans son ensemble rouge ! Et cette démarche un peu claudicante, oui, c’était elle ! Le coeur de Monsieur Raoul fit un bond dans sa poitrine. La silhouette, hésitante, progressait pas à pas vers le parc résidentiel. Quelques individus la dépassèrent. La plupart ne portait pas leur masque – ou alors autour du cou ! - au contraire de Germaine qui arborait une des protections qu’elle avait cousue (le jaune vif du tissu tranchait avec le rouge profond de la robe). Un petit sac ballottait contre sa hanche… La bière de Monsieur ! Un nouvel élan de culpabilité saisit le retraité.

 

Voilà, elle avait maintenant franchi le portail d’entrée. Elle était en sécurité. Elle serait à ses côtés dans une poignée de minutes.

 

Tout finissait bien…

 

Du coin de l’oeil, Monsieur Raoul distingua son épouse, arrivée près de la porte d’entrée de l’immeuble, se pencher en avant. Elle avait ramassé un objet et l’ avait glissé dans sa poche…

 

Utilisant sa clé, elle avait ensuite pénétré dans le hall. Le motard et deux de ses copains sortirent alors du haut bosquet situé aux abords de la porte d’accès. A la faveur du rappel de fermeture de celle-ci, ils se glissèrent dans le porche.

 

Les deux minutes qui suivirent furent parmi les plus stressantes de la vie de Monsieur Raoul. Pourquoi les ados avaient-ils décidé d’entrer dans l’immeuble ? Que projetaient-ils encore comme acte déviant ?

 

L’ascenseur émit son feulement habituel. La cabine venait de s’immobiliser à l’étage. Monsieur Raoul se précipita dans le couloir. Germaine était là, essoufflée, la sueur au front mais un large sourire aux lèvres.

 

- Ne m’en veux pas, mon biquet. Tu n’avais plus de bière et il me fallait des épices pour…

 

Madame germaine fut tirée avec une certaine violence à l’intérieur de l’appartement. La porte claqua.

 

- Germaine ! Es-tu complètement folle ? Je t’avais dit que…

 

Adoptant une posture défensive, les bras levés devant son visage, la femme apparaissait penaude et contrite.

 

- Je sais, je sais...je regrette...Mais regarde, dit-elle en extirpant de sa poche l’objet qu’elle avait ramassée sur le seuil, j’ai retrouvé ton petit carnet à terre. Tu as du le perdre sans t’en rendre compte quand tu étais là-haut. Heureusement que je suis tombé dessus, imagine si quelqu’un de mal intentionné l’avait trouvé !

 

Le carnet…

 

Le piège s’était donc refermé. Les garçons l’avaient laissé volontairement près de l’entrée, espérant que le propriétaire se trahisse en le ramassant. Oui, le plan avait marché à la perfection.

 

Et maintenant, le trio n’allait pas tarder à frapper à la porte des différents logements de l’étage, puisqu’ils avaient pu voir où s’était immobilisé l’ascenseur.

 

- Germaine, écoute-moi : tu vas à la cuisine, tu fermes la porte et tu ne bouges plus ! Est-ce que tu as bien compris ?

 

Devant l’inquiétude de son mari, Germaine resta d’abord coite. Puis, elle reprit le sachet de bière et d’épices et gagna la pièce du fond où elle s’isola.

 

La sonnette de l’appartement d’à côté – une réplique de la sonnerie de téléphone qu’on entendait ad nauseam dans la série « 24h chrono » - retentit.

 

Ils étaient là…

 

Monsieur Raoul prit sa décision. Avait-il seulement le choix ?

 

Il se rendit dans la chambre, monta sur un montant du lit et retira, en ahanant, une longue caisse rectangulaire du dessus de la garde-robe.

 

Il n’avait jamais plus utilisé sa carabine de chasse depuis sa retraite. Mais il l’avait conservée car, fidèle à lui-même, on ne savait jamais…

 

Avec des doigts tremblants, il ouvrit la culasse, inséra deux cartouches dans les loges, referma l’arme.

 

Il se positionna dans le hall, face à la porte fermée, campé sur des jambes qui, le poids de l’arme, le stress et l’âge aidant, n’étaient pas si assurées que cela.

 

Il allait les faire déguerpir, ces merdeux ! Foi de Raoul, il ne se laisserait pas emmerder.

 

Au-dehors, une ambulance hululait. Un gosse geignait. Des klaxons claironnaient. L’air était saturé d’un vrombissement électrique assommant – à moins que ce ne soit des acouphènes ? - et l’odeur de l’incendie du Macdo avait fini par pénétrer à l’intérieur du logis.

 

On frappa à la porte. Avec une détermination sans faille.

 

- Ohé, y’à quelqu’un ? Bonjour, Madame, ...Monsieur...On aimerait juste vous causer. Pouvez ouvrir, hein ? Pouvez ?

 

Monsieur Raoul bascula l’onglet de la sécurité de l’arme et la releva devant lui.

 

En face, Pascal avait entamé un succès de Jean-Claude Borelly.

 

Juste avant de tirer, il se posa la question de savoir ce qui le terrifiait le plus : devoir assumer ses écrits, ses accusations contenues dans le carnet, affronter la racaille qui, de toute façon, ne méritait que de disparaître, ou bien garantir coûte que coûte la sécurité de sa femme, et la sienne par la même occasion ?

 

Oui, car, entre deux questions menaçantes, Monsieur Raoul avait bien entendu. Un des jeunes accusait une difficulté pour parler.

 

Il présentait une sale toux, comprenez-vous ?

 

Une toux qui ne disait rien qui vaille.

 

Eric Albert - du 30 avril au 13 mai 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

1It's obvious you hate me, though I've done nothing wrong. I've never ever met you so what could I have done (M. Gore)